Caviste reconnu et un rien frondeur, Lenaïc Tevelle, bordelais pur jus, a créé la CUV (cave utile en ville) en 2011. L’arpenteur du territoire s’est fait le défenseur de Bordeaux après l’avoir pourfendu. Une mutation exemplaire qu’il nous raconte ici.
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Que pouvez nous-nous dire de l’image de Bordeaux ?
Quand je discute de Bordeaux avec le consommateur qui rentre dans ma cave, il aura encore sur ces vins un grand nombre d’à priori: Bordeaux c’est cher, c’est boisé et c’est prestigieux ou encore Bordeaux n’est pas à plaindre. Cette confusion réside selon moi dans les actions marketing et de distributions opérées par ces classés et autres grands crus qui injectent dans l’esprit des consommateurs que Bordeaux s’apparente presque exclusivement aux grands crus. J’en veux pour preuve une conversation que j’ai eue il y a quelques jours avec un amateur de «belles» bouteilles qui m’expliquait ne pas comprendre la crise de Bordeaux et qu’on puisse plaindre ces riches propriétaires. Il se trompait bien entendu de cible, visant les 3 % de grandes familles et gros propriétaires — pas à l’abri non plus de la crise. Bien entendu que les «petits» vignerons tirent aujourd’hui la langue, entre la difficulté d’être distribués et celle de se faire reconnaître. Une situation liée, il ne faut pas l’occulter, à des erreurs passées qui ont vu la plupart des «petits» se mettre dans le sillage des grands crus, en pâles ersatz. Des années 1990 aux années 2010, une majorité de ces vignerons a suivi ces locomotives qui se vendaient partout sur le globe adoptant les mêmes méthodes de vinification. Un suivisme qui prenait les atours d’une parkérisation massive de la production bordelaise. L’histoire est archi-connue. Ces locomotives sont désormais à court de charbons et incapables d’entraîner l’ensemble des wagons. Ces «petits» wagons se sont retrouvés sur le bas-côté car soudain désuets dans le style organoleptique, dans la communication ou le marketing et soudain à l’ombre des vins du Languedoc, de la Loire et des vins duNouveau Monde.
Comment évolue cette tendance ?
Il me semble que ce hiatus entre le consommateur et Bordeaux est sur le point d’être gommé. En tout cas pour l’être complètement, il faut que les vigneronnes et les vignerons assument les vins qu’elles et ils ont envie de faire et se méfient de la tendance. Il n’y a que peu d’intérêt à faire du vin sans soufre pour faire du sans soufre. C’est être ni nature, ni forcément vertueux. Il faut être mû par des valeurs visant à prescrire un terroir, un paysage, à être accessible. Cela dit, je reste persuadé que ce vignoble reste de tous les vignobles le plus accessible de France.
La quête de prix toujours plus bas n’est-elle pas une course à l’échalote dont personne ne sortira gagnant ?
C’est très juste. Dans mon milieu de caviste, je revendique qu’en dessous d’un certain prix, je ne peux pas être le garant d’une belle sélection, dans la mesure où la vigneronne ou le vigneron ne pourra pas respecter les engagements écologiques qui sont plus qu’importants pour la pérennisation de nos vignobles. Le plan «petit vin à 5 euros» reste l’apanage de quelques rares personnes. L’agriculture et la transformation du produit ont un coût qui est peu connu surtout si on y ajoute celui induit par les aléas météorologiques liés aux changements climatiques.
Est-ce que le caviste doit aujourd’hui s’engager pour soutenir la filière ?
Je suis bordelais, ma famille vient du Médoc, si je ne suis pas d’une famille vigneronne, je suis d’une «essence vin». J’ai été bercé par cet univers, mon grand-père allait chasser avec le régisseur du Château Margaux. En 2011, lorsque je crée la CUV, je trouve Bordeaux poussiéreux et je me revendique comme un chasseur de Languedoc ou de Loire. Avec seulement 20 % de références bordelaises dans ma cave, j’ai été un acteur involontaire du Bordeaux bashing. Je le reconnais bien volontiers. Je me défendais alors en revendiquant que je vendais un vin pour une occasion, un repas… et Bordeaux ne répondait pas à ces prérequis de caviste. Il y a trois ans j’ai eu une discussion animée avec un sommelier parisien qui m’a expliqué que les vignes de Bordeaux devaient être rasées. Un choc violent qui m’a rappelé que je devais être un meilleur promoteur de ma filière, de ce qui s’y fait de bon, pour ce sommelier et pour l’ensemble des pourfendeurs de Bordeaux. Je suis depuis trois ans un porte-voix de Bordeaux à travers un nombre important d’actionscomme 100 % indé, 100 % bordelais ou encore 100 % bio et local en faisant intervenir des vignerons que je ne connais pas forcément. Ces opérations mettent en avant les vignerons non affiliés à des grands groupes et engagés dans une filière respectueuse de l’environnement et locale. Je souhaite mettre en avant une nouvelle génération! Attention, j’ai encore des Bordeaux à l’ancienne et rassurants dans la mesure où quelques adeptes me les réclament encore (rires). Je souhaite ouvrir la cave à la viticulture bordelaise et non pas forcément aux AOP bordelaises dans la mesure où je ne suis pas sûr que seules ces dernières représentent le savoir-faire de la région. Ce qui me permet de proposer de très jolis 100 % Malbec en vin de France, des vins issus de vignobles à autres densités de plantation… . Il nous faut être des prosélytes intransigeants. Aux consommateurs qui nous disent tout sauf Bordeaux on ne doit pas dire d’accord mais demander pourquoi !
Vous êtes-vous trompé parfois ?
Oui et j’aimerais raconter cette histoire. J’ai un copain qui travaille à Sallebœuf chez Lafite Monteil, une ancienne propriété des descendants de Gustave Eiffel. Depuis 10 ans, ce copain d’enfance me poursuit pour que je référence ses vins. Je m’y refusais arguant du fait que ces vins étaient peu désirables voire ennuyeux, du packaging au produit en passant par sa présence en grande distribution. Je me résous à lui rendre visite et je suis bluffé par la beauté des lieux, par un joyau tout en bio mal exploité mais tenu par un directeur d’exploitation très engagé et exigeant! Il me fait goûter au fond de son chai une jarre de Merlot-Cabernet Sauvignon magnifique. Ce qui me donne l’idée de cocréer avec lui une cuvée habillée d’une nouvelle étiquette, exclusivement réservée à la CUV et désormais à la CHR, vendue au bon prix de 13 euros prix public à la cave. Tous les cavistes devraient mener des actions comme celle-ci.
Les Crus Classés pour quoi faire ?
Ils sont indispensables! Pendant les fêtes de fin d’année j’ai vendu plus de Bordeaux que les autres années. Pour parler du rôle des grands crus, je dirais qu’ils doivent redevenir des locomotives. Ils ont des moyens, ils sont encore distribués, qu’ils redeviennent des prescripteurs de nouveautés, des soutiens de la filière en sécurisant les petits wagons nécessaires aux rouages de la filière toute entière.