Es-tu fille de vigneron ?
Non absolument pas. Je suis arrivée à Libourne à l’âge de 4 ans, j'ai donc été élevée au milieu des vignes sans être issue de ce monde. J'ai fait des études de gestion et de comptabilité et mon premier poste m’a amenée dans une petite propriété viticole. C’est en travaillant sur ce domaine que je me suis intéressée au vin de manière empirique, avec la curiosité d’une personne qui avait tout à découvrir. J'ai demandé aux gens qui travaillaient là-bas, « mais en fait dans la vigne vous y faites quoi ? » Je suis allée voir et j'ai trouvé ça incroyable. Pendant les vinifications, j’ai fait la même chose et quand je suis rentrée dans le cuvier, la magie a continué à opérer. J’étais totalement séduite.
Est-ce que cette magie s’est un peu érodée ?
La magie, je la vis réellement tous les jours depuis 1999 lorsque nous avons constitué le Domaine de l’A : quand je vais dans les vignes, quand je rentre des raisins pour vinifier un nouveau millésime. C'est toujours passionnant parce que les raisins, quand tu les ramènes au cuvier, ça fait déjà des mois que tu les côtoies, que tu les observes ! Et parce que ça fait 26 ans qu'on est sur le domaine, on commence à les connaître un petit peu. Tu as une petite idée de ce qu’ils vont donner en fonction des parcelles. La magie de ce métier-là, c'est que parfois, tu vas retrouver des choses que tu avais imaginées et à d’autres moments, pas du tout ou alors sous une autre forme. Ce qui est absolument fascinant.
Qui a le plus évolué en 26 ans ? Le domaine ou toi ?
La vision qui était la mienne a forcément changé. En 1999, j'avais cette espèce de révélation qui m’a conduite à me jeter à corps perdu dans le monde du vin. Le regard que j’ai sur la vie, sur mon métier n'est plus le même. Les appétences, les attentes gustatives, non plus. Je ne sais pas si on peut parler d'évolution, je parlerais plutôt de changement. Je pense que, très logiquement, tu n'attends pas la même chose à 25 ans qu'à 55 ans.
Quand tu goûtes tes vins au fil du temps, j'imagine que tu mesures ce changement ?
Plein de choses rentrent en ligne de compte dans la mesure où ton appréhension, ton expérience de l’endroit évoluent. Ta connaissance de cet environnement s’affine de plus en plus, si bien entendu tu veux bien y prêter l’attention qu’il mérite. Tu gagnes en maturité ce qui transforme ta connaissance du lieu. Les vins, parce qu’ils sont vivants, gagnent aussi en maturité.
Qu’est-ce qui te lie à Sainte-Colombe ?
La beauté du lieu, de cette nature jaillissante m'émerveille tous les jours. J'ai toujours aimé cet environnement. Je me définis avant tout comme une fille de la nature. C'est quelque chose qui m'a toujours habitée. Et ça, c'est assez fabuleux. Pour revenir au Domaine, je trouve que c'est plus facile de faire un joli vin quand tu as un beau raisin dans un bel écrin. Il ne faut pas oublier que tout commence à la vigne.
Avec le recul, es-tu consciente d'avoir, avec Stéphane, contribué à changer l’approche vigneronne bordelaise ?
Je n'aurais pas cette prétention. Tout ce que nous avons fait, nous l’avons fait naturellement, de manière très empirique. On a aussi beaucoup travaillé et on a fait ce qu'on aimait et ce qu'on ressentait. C'est un métier qui demande — c’est essentiel — de la bio-sensibilité. J’ajoute que tout dépend de toi aussi. En effet, si tu mets d'autres personnes sur ce lieu, ils feront un vin différent. Tu n’es dans le fond qu’un messager, c'est-à-dire que tu vas t'occuper d'un lieu, de la terre mais que rien de tout cela ne t'appartient. Il sera transmis. Il y a eu une vie avant, il y aura une vie après. Et mon rôle, c'est de m'occuper du mieux possible de l’endroit. Je pense que les vins sont imprégnés par les lieux, mais aussi un peu par la ou les personnes qui s’y trouvent. J’irais jusqu’à dire que le Domaine de l’A est une extension de moi-même!
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Quels sont les descripteurs de ce vin qui te vont bien ?
Ce que j'aime tout particulièrement dans le vin du domaine, ce sont les parfums parce que je trouve que le monde du vin est un univers de senteurs. Quand je dis ça, je fais aussi référence au matériel végétal, à la vigne. Quand tu te promènes dans les vignes, tu as tous les arômes des arbres en fleur. En ce moment, c'est la floraison, des senteurs difficilement descriptibles, d’une élégance et d’un raffinement incroyables. Je suis tout particulièrement sensible à ce raffinement, cette élégance. Je ne dirais pas de moi que je le suis (rire) mais c'est ce que j'aime en tout cas.
Le Domaine c’est ça ?
Oui, d’autre part, il y a beaucoup de sensualité dans ce vin. Un toucher de bouche extrêmement délicat. Une matière qui s’apparente, si on file la métaphore, un peu à la haute couture. Je trouve que la matière soyeuse de notre vin évoque par moment, le taffetas.
Qu'est-ce que Bordeaux a raté ou a mal fait d'après toi ?
Je pense qu’il reste important pour un vigneron d'aller acheminer son vin jusqu’à la porte des consommatrices et des consommateurs, de le distribuer en direct. Moi, je trouve que c'est quelque chose d'important parce que c'est un aboutissement. Tu sais en parler, tu peux parler de tout ce qui s'est passé durant un millésime avec une forme d'intimité. Je reste convaincu que les gens sont sensibles à ça. Je pense que cette incarnation, cet accompagnement sont d’autant plus importants que notre domaine est récent, on n'est pas ici sur une troisième génération de vignerons. Tu peux expliquer, tu peux dire pourquoi cette année-là a été difficile, ce que tu as mis en place, comment tu l'as vécu. Tu peux avoir un échange riche. Le côté humain reste, tu t’en doutes, primordial. Tu te dois d’incarner ce vin… ce qui manquait un peu à Bordeaux.
J’ajoute que je nourris mon discours de sensations extraordinaires, comme lorsque tu es penchée au-dessus du cuvier en pleine fermentation. Tu as alors l’impression d’être au-dessus d’une marmite géante comme si tu étais dans ta cuisine avec ses fragrances et ses odeurs… J’adore revenir sur ces notions de fermentation et de transformation, qui sont absolument incroyables, des choses dont je me nourris lorsque je vais à la rencontre de clients particuliers, de restaurateurs ou de cavistes.
Est-ce que Bordeaux doit revenir au cœur des gens à travers la gastronomie ?
Bien entendu, il faut revenir sur les accords incroyables entre la gastronomie et le vin, c'est quand même assez fabuleux. Il n'y a qu'en France qu’on parle à nouveau de nourriture à la fin d'un repas. Le vin est lié au plaisir, à la jouissance. C'est peut-être ce qu'on a oublié à Bordeaux.
Quel est ton vin idéal ?
J'ai besoin d'aimer le nez, d'avoir un nez qui soit joli. Et si le nez me plaît, il faudra une impression gustative à la hauteur du nez. Je recherche cette harmonie qui commence par l'odeur et qui va finir par la déglutition. Le vin doit jouer sur différents tableaux pour me plaire : la sensualité, la floralité et la sapidité. Plus globalement, je dirais que j’ai toujours trouvé plus facile de faire un vin d'attaque, le plus difficile étant de réussir les finales. On n’oubliera pas, bien évidemment, l’importance des marqueurs du sol. Le calcaire en l’occurrence marque nos vins dans lesquels on rencontre souvent le côté crayeux et salin.