Coup de projecteur sur Anne Le Naour : « Le système de la Place de Bordeaux, c'est un système qui est ultra-efficace dès lors que la demande est légèrement supérieure à l'offre. »

Féret part à la rencontre d’Anne Le Naour, la directrice exécutive de CA Grands Crus Vignobles et Services. Pour Féret, la très dynamique jeune directrice revient sur ce qui les distingue ainsi que sur le rôle de la Place de Bordeaux et l’obligation de restaurer le lien perdu avec les consommateurs.

13 mai 2025
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Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Anne Le Naour, directrice exécutive de CA Grands Crus Vignobles et Services. À ce titre, j'assure les fonctions de direction générale de l'ensemble des propriétés qui sont détenues par le groupe. Ce qui signifie trois propriétés à Bordeaux : Château Grand-Puy Ducasse, Château Meyney et Clos Saint-Vincent et une propriété en Bourgogne, le Château Philippe-le-Hardi. Je suis rentrée dans le groupe en janvier 2010 comme directrice technique, dans la mesure où j'ai une formation d'ingénieur agronome et d'œnologue. J'occupais auparavant des fonctions assez similaires, bien qu'un petit peu plus larges que le poste pour lequel je suis venue ici.

En mai 2016, on me propose le poste de directrice générale adjointe et en mai 2019, à l'occasion du départ de mon prédécesseur, je reprends la direction générale des propriétés. J'ai repris un certain nombre de sujets techniques à la racine et j’ai accompagné le plan de restructuration de l'ensemble des vignobles pour une montée en gamme des vins. Après avoir orchestré ça sur le plan technique, j’ai beaucoup apprécié cette mission de pouvoir aller un petit peu plus loin pour me saisir de problématiques liées à la commercialisation, la communication. À mon arrivée je me suis entourée d’une équipe assez jeune qui, de manière très légitime, parce que composée de gens talentueux et performants, avait des envies d'évolution. Ce qui leur a permis d'accéder à plus de responsabilités. Nous avons grandi ensemble. 

Anne Le Naour, directrice exécutive de CA Grands Crus Vignobles et Services.

Comment distinguez-vous les différentes entités ?

Clos Saint-Vincent est une propriété sur laquelle on fait des vins qui se distinguent de la production des châteaux médocains, plus haut de gamme. On y élabore des vins gourmands et à ce titre, très adaptés aux consommateurs d'aujourd'hui, à la recherche de vins moins boisés, moins tanniques. Le challenge est de réussir dans ce contexte-là avec une propriété peu connue et peu de moyens. Ensuite, on a Grand-Puy Ducasse et Meyney, deux propriétés que l’on veut souvent comparer alors qu'il n'y a aucune raison de le faire. Elles ont des histoires très différentes. L'une est classée, l'autre pas. Mais Château Meyney a une histoire bien antérieure à celle de très nombreux crus classés. C’est un ancien prieuré, une propriété qui m'a vraiment transportée lorsque j'y ai mis les pieds pour la première fois. J’ajoute que je passais presque tous les jours devant sans jamais prendre le temps d’un détour avant d’arriver dans le groupe. De la route, j’observais ce site assez majestueux. J'imaginais que le bâti se limitait à ce qui était visible de la route… En fait, quand on arrive là-haut, on prend conscience de la dimension du bâtiment, de cette architecture. Je n'avais aucun doute sur le potentiel de ce terroir dominant l’estuaire. C'était une évidence. Pour Grand-Puy-Ducasse, le coup de cœur a été moins immédiat parce que c'est une propriété, pour le coup, que je connaissais et que je dégustais depuis déjà fort longtemps dans la mesure où comme d’autres propriétés dont je m'occupais, elle était membre de l'Union des Grands Crus Classés de Bordeaux. J'ai eu moultes occasions de le goûter aussi bien en primeur qu’en livrable. Je trouvais alors que c'était une propriété dont les vins étaient bien faits mais souvent un peu austères. Comme en plus les vignes n'étaient pas attenantes au château, je n’imaginais pas que le potentiel terroir du site était aussi qualitatif.

Château Grand-Puy Ducasse

Que diriez-vous de ce vignoble ?

Ce vignoble n'est pas simple parce qu'il est extrêmement morcelé sur tout le territoire de l'appellation Pauillac mais je me suis assez vite rendue à l’évidence qu’il y avait un très haut potentiel. Il faut reconnaître que sa lecture n'est pas facile dans la mesure où on ne voit pas les vignes depuis le château. D'autre part, lorsque j’en ai repris les rênes, on avait un outil de vinification qui était presque exclusivement composé de cuves de 250 hectolitres ! Je ne vous fais pas un dessin, lorsque vous avez 63 parcelles de vignes sur 14 types de sols avec 2 cépages, les compromis pour les assemblages de raisins qui n'ont rien à voir entre eux se font dès la récolte parce que tu n'as pas d'autres possibilités techniques. Ce qui veut dire qu’on occultait à ce moment-là souvent une part du potentiel qualitatif du millésime. La vigne n’était pas un souci, un plan de restructuration avait déjà été engagé que nous avons poursuivi. Le vignoble est en excellent état. La restructuration n'est pas tout à fait achevée, mais la partie la plus ambitieuse du plan est derrière nous. On a révélé le terroir en particulier sur des millésimes aussi peu évidents que 2023 ou 2024 qui sont nos deux premiers millésimes dans le nouveau cuvier. On fait des vins qui sont reconnus parmi les meilleurs qu'on ait faits. Le nouvel outil est désormais un révélateur du travail qui a été fait au vignoble ces 15 dernières années.

Après l’outil de production est venu le temps du réceptif ?

On s’est aussi doté d'infrastructures qui permettent d'accueillir le grand public. Cela fait assez longtemps que je suis persuadée qu'il y a un gros trou dans la raquette, dans la manière dont Bordeaux organise ses ventes. Ce trou est lié au consommateur final. Si l’on intermédie la vente, le producteur de vin ne connaît pas son client final, parce qu'entre le producteur et le consommateur final, il y a un négociant qui va vendre à un importateur, qui lui-même va vendre à des distributeurs. Ce qui fait que sur certains pays on se retrouve complètement éloigné du marché. Dans ce cas, le message qui arrive au consommateur final peut être très éloigné de celui que nous voulons faire passer. Je trouve que l'accueil à la propriété reste le meilleur moyen de restaurer ce lien. 

Comment a été envisagé l’accueil sur site ?

Tous les bâtiments sont interconnectés, ce qui n'est pas très simple lorsque tu as de l'exploitation, de l'accueil, du réceptif privé. Cela a donné lieu à une réflexion assez poussée pour réussir à avoir des flux qui soient modifiables à loisir en fonction de la saisonnalité de nos activités. Nous avons conçu des structures d’accueil modulables et très agiles. Le chai, par exemple, ne se visite évidemment pas de la même manière lors des vendanges. On l'a réfléchi de manière à ce que l'expérience visiteur ne soit jamais dégradée. On a également cherché à s'adresser à plusieurs types de publics : le grand public, nos clients et les entreprises (BtoB) au travers de notre offre d'accueil pour les séminaires.

Cuviers du Château Grand-Puy Ducasse

Pouvez-vous revenir sur cette nécessaire reconnexion avec le public, avec le consommateur ?

Je dirais qu'en fait, on est aussi dans un monde où finalement le modèle qui préexistait — je parle pour des propriétés comme les nôtres — doit être revu. Nous avons des volumes de production qui sont trop importants sous une même étiquette. Je pense donc qu'il faut qu'on réfléchisse à une manière de diversifier nos productions, en l'occurrence d'être capable de proposer, des vins élevés sous bois et d’autres non par exemple, de pouvoir travailler sur des principes d'exclusivité de distribution.

Faut-il questionner la Place de Bordeaux ?

Le système de la Place de Bordeaux, c'est un système qui est ultra efficace dès lors que la demande est légèrement supérieure à l'offre. Si elle est très supérieure, alors là, c'est carrément royal. Les problèmes apparaissent dès lors qu'on bascule dans un équilibre inverse… Dans ce cas, le négociant qui va remporter l'affaire, c'est celui qui va malheureusement souvent accepter de rogner sa marge ! Dans un système où les volumes offerts sont supérieurs au volume demandé, eh bien c’est la course à l’échalote avec celui qui commence à grignoter sa marge en faisant une remise de 5 %, puis de 7 %, etc. en atteignant des taux de marge qui ne sont pas durables, viables pour les négociants qui ont réalisé les opérations. Et ce faisant, on crée aussi de la défiance sur nos marques.

Et que pensez-vous des premières annonces de prix ?

Je pense que c’est plus un sujet pour les premiers ou les super seconds que pour des crus comme les nôtres dans la mesure où nous avons déjà beaucoup baissé les prix de nos vins. On peut difficilement faire beaucoup plus parce qu'il y a un moment où on ne peut pas aller au-delà de nos prix de revient. Concernant les primeurs aujourd’hui, personne n'est dupe sur le fait que la plupart des crus à Bordeaux, s'ils ne sont pas achetés en primeurs, seront disponibles en livrables. C'est moins spéculatif. La campagne va être difficile en primeur pour tout le monde mais en particulier pour les crus distributifs. Après, les prix de sortie me semblent cohérents, mais encore une fois, si pour conclure l'affaire, certains négociants pratiquent des remises significatives, le système en ressortira encore plus fragile.

Quid de la Place de Bordeaux ?

Le négoce de Bordeaux détient des compétences, des connaissances et des savoir-faire que la propriété ne possède pas. Ce serait ridicule de chercher à s’en passer. En revanche, il faut peut-être repenser nos fonctionnements pour mieux protéger les marges de nos intermédiaires (du négociant au distributeur final) et être un peu moins open market pour monter des opérations « gagnant-gagnant ». Là, on parle beaucoup des Primeurs mais les Primeurs ça ne se réforme pas comme ça en un an. En revanche, mettons un peu plus l’accent sur la partie livrable.

Comment souhaitez-vous travailler avec les négociants ?

Ce n’est pas en remettant sur le marché du 2019 auprès de 30 négociants, mais en se mettant d'accord avec un pool très restreint pour les laisser travailler plus sereinement en se partageant les zones de distribution, mais sans se marcher pas sur les pieds.

Pour revenir, actualité oblige, sur les Primeurs, sont-ils ouverts à trop de crus ?

Le problème est que beaucoup ont oublié la raison d'être des Primeurs : permettre à un consommateur d'acheter par anticipation un vin bien moins cher que s'il l'achetait après sa mise en bouteilles. Force est de constater que cette promesse n’est pas assez régulièrement tenue. Alors oui sans doute qu'il y a trop de crus en primeur mais souvenons-nous d’un millésime comme 2010 par exemple, où les 450 châteaux présents ont été vendus, du petit Bordeaux qui est sorti à 6 euros au Premier Cru Classé à 600 euros, dans une période, il est vrai, qui n’était pas la même en termes de pouvoir d’achat. On oublie souvent de dire que toutes les crises — pas juste bordelaises, mais toutes les crises dans le monde du vin — sont liées à une baisse du pouvoir d'achat des ménages. Il ne faut, en effet, pas perdre de vue que le vin, ce n'est quand même pas un produit essentiel et qu'à un moment, si un ménage doit arbitrer entre nourrir ses enfants et acheter la bouteille de vin…

Est-ce que pour conclure vous pouvez me parler de votre Bordeaux idéal ?

En fait, pour moi, le Bordeaux idéal, c'est le Bordeaux qu'on boit avec plaisir et qui donne envie de reprendre un verre. Ce n'est pas le Bordeaux qu'on a pu faire à une certaine époque où on trouvait des vins très extraits, très boisés où l’on prônait souvent la surmaturité. D’ailleurs, cela fait déjà belle lurette qu’on n'en produit plus des Bordeaux comme cela! Bordeaux a cette capacité, en particulier grâce aux Cabernets, à produire des vins qui, y compris dans des millésimes très solaires, sont susceptibles de ménager une certaine fraîcheur et de plus en plus, d’être appréciés dans leur jeune âge comme des décennies plus tard et sur ce dernier point, Bordeaux n’a pas d’équivalent ou si peu !

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La campagne 2023 fut intense et soutenue, dans la mesure où les sorties plus précoces se sont effectuées à un rythme très rapproché chez bon nombre de têtes d'affiche et autres « stars », suscitant un peu d'excitation. Cette campagne des primeurs a été plus ramassée et dense que 2022 qui s'étira quant à elle sur deux mois. Comme rappelé par M. Bernard, du groupe Millésima, le contexte économique particulier d'inflation et de ralentissement économique « génère une incertitude qui incite inéluctablement les consommateurs et les investisseurs à être plus prudents ». Sous entendant que les prix seront globalement revus à la baisse, aux vues du niveau des stocks chez les importateurs, les distributeurs et les cavistes ou encore de la baisse des ventes sur les principaux marchés exports. Ce qui, au regard de la qualité et du volume du millésime, devrait susciter un regain d'attractivité et redonner le sourire aux consommateurs et aux producteurs.

Présentation de nos dégustateurs lors des primeurs 2023