Paroles d'acteurs : Cécile Cazaux et Frédéric Mignot du Cabinet Œnomaîtrise
Cécile Cazaux et Frédéric Mignot du Cabinet Œnomaîtrise se prêtent avec gourmandise à l’exercice de l’entretien croisé, pour nous livrer leur vision, leur avis sur le millésime, et apporter quelques éclairages sur la situation à Bordeaux. En toute franchise et presque à bâtons rompus.
Si vous deviez vous présenter, présenter votre activité et exposer votre vision ?
Cécile Cazaux : Nous sommes tous les deux des œnologues de Bordeaux avec des expériences plutôt singulières. Notre cabinet, créé en 2011, propose uniquement des prestations de conseil sans activité d’analyse, sans activité de vente de produits. Ce positionnement nous oblige par conséquent à être dynamiques et force de proposition dans le conseil. Nous aimons bien l’expression « mouiller sa chemise » ! En effet, prendre des positions ne nous fait pas peur. Et nous assumons.
Nous avons en commun avec Frédéric le fait d’avoir travaillé avec Patrick Ducournau, bercés par sa vision internationale du monde du vin. Nous connaissons bien l’univers des Bordeaux, des grands crus aux plus petits, en passant par les institutions viticoles girondines et les différents acteurs de la filière.
Nous n’opposons pas le monde du vin « industriel » au monde du vin « artisanal ». Chacun a sa place et chacun répond à une demande. Vin de terroir, vin de marque. Tout est passionnant et complémentaire, de la conduite du vignoble aux process œnologiques. Nous devons répondre à différents consommateurs. Ceux qui comprennent la notion de terroir, de millésime et ceux qui recherchent une répétabilité dans les produits. Et satisfaire aussi différents moments de consommation, apéritifs, cocktails, dîners… Bordeaux a toute sa place et doit prendre un tournant aujourd’hui.
Frédéric Mignot : Notre parcours scientifique nous a construit, et c’est ce qui en partie nous caractérise aujourd’hui. Et c’est important pour définir Œnomaîtrise. Ces fondations communes nous amènent à parler d’une même voix, et à suivre une ligne directrice qui nous évite de nous perdre ou de nous éparpiller dans notre travail au quotidien.

Comme la formation DNO l’exige non ?
FM : Oui, mais nous en faisons aussi notre alpha et notre oméga, et nous l’assumons pleinement. Dans un contexte où on assiste à une remise en cause croissante de la culture scientifique, nous restons attachés aux fondamentaux et à la constance qui va avec. On observe trop de gens se noyer dans les détails, au détriment d’une vision d’ensemble, et passer ainsi à côté des actions prioritaires. Nous nous attachons dans nos missions à remettre les choses dans le bon ordre. La gestion de l’apport d’oxygène dans les vins, dont nous sommes des experts, est en cela un bon exemple. Car on ne peut pas aborder ce sujet en cave, tant que l’on n’a pas mis tout en œuvre pour obtenir des vins au profil réducteur, compatible avec un travail à l’oxygène.
Vous définissez ainsi l’état d’esprit avec lequel vous appréhendez votre métier ?
CC : Je pense qu’en posant les fondamentaux, nous rassurons nos clients. Nous avons beaucoup de chercheuses et de chercheurs à Bordeaux sur des sujets pointus, ils nous font progresser. Mais n’oublions pas les fondamentaux du métier. Il faut les maîtriser avant d’aller plus loin. Nous sommes souvent amenés à simplifier, ce qui est très difficile. J’ajoute que nous prenons toujours le risque de (faire) valider nos actions. Nous recherchons un retour sur chacune de nos options et leur impact financier. Notre leitmotiv reste d’optimiser la rentabilité des entreprises pour lesquelles nous intervenons. La maîtrise des coûts de production, la diminution de la part des seconds voire troisièmes vins. Sans chercher bien entendu à diminuer la qualité, au contraire… Ne pas faire de superflu, et ne pas oublier l’essentiel.
Est-ce que la science pour unique boussole n’a pas éloigné le public du vin, de sa part d’irrationnalité ?
CC : Je dirais, par analogie, que dans la grande cuisine rien n’est laissé au hasard. Je l’applique à notre métier.
FM : Certains recherchent cette partie hasardeuse pour ne pas s’en remettre qu’à la science, où le ressenti pilote préférentiellement. Je dirais qu’une part nous échappe toujours un peu, on ne peut pas tout contrôler, et c’est tant mieux. Mais dans un souci de recherche grandissante de précision dans les profils vins, préférer une démarche scientifique me semble un prérequis. Militer pour une approche trop ésotérique fait prendre d’énormes risques aux vignerons qui hypothèquent ainsi leurs productions.
CC : Œnomaîtrise milite pour une approche scientifique qui n’exclut pas l’aspect artistique. Je reviens au parallèle avec les grands chefs chez lesquels il y a une part de fantaisie qui ne s’exprime que parce que le solfège est maîtrisé. Ces fondamentaux sont nécessaires pour créer, inventer, se diversifier et éviter ainsi de tomber dans la standardisation du vin.
Est-ce qu’Œnomaîtrise répond ainsi à la crise ?
FM : Nous espérons que notre accompagnement technique et notre pragmatisme aident au mieux nos vignerons. Face à cette crise, nous nous devons d’être force de propositions avec la création de nouveaux profils vins, des bulles aux différents vins rouges à boire frais, en passant par les vins à petits degrés, etc. Je n’ai jamais autant étendu la gamme commerciale de mes clients avec de nouveaux vins, que depuis ces dernières années de crise.
CC : Bordeaux possède tous les ingrédients pour élaborer des vins en phase avec les différents marchés, et a les moyens de répondre à la crise. Il faut pour cela construire des produits profilés avec beaucoup de personnalité et différents de leur voisin. Bordeaux se trouve trop souvent dans le mimétisme. Peut-être par peur de prendre un risque ou d’être mal compris ? Aujourd’hui, les propriétaires qui ont initié de véritables styles sont moins inquiétés par la crise.
Comment déterminez-vous la date idéale de récolte ?
FM : Sur les terroirs difficiles, où les raisins présentent un plus petit potentiel, un des moyens de les valoriser est de ne pas déraper dans la date de récolte et donc de ramasser tôt. À chaque millésime, la décision de la date de récolte est un véritable engagement que nous menons, car le discours environnant est toujours de dire qu’il faut attendre !
CC : Mon expérience aux côtés de Jean-Claude Berrouet m’a appris le juste milieu. Je suis contre les excès. La sous-maturité et la sur-maturité, deux modes ? Je crois bien plus au fruit mûr « réducteur » mais sa récolte sollicite de la justesse et une part d’intuition et bien entendu d’expérience…
Quelle est la part de responsabilité des œnologues dans la crise ?
FM : L’œnologue prescripteur ne doit pas se comporter comme un « gourou », avec toutes les dérives que cela entraîne. Notre mission est d’accompagner nos clients dans leurs prises de décision, et de les éclairer au mieux. Nous avons un rôle pédagogique important, qui prend du temps, mais qu’il est nécessaire de réaliser. À l’inverse du gourou, qui impose un discours radical. Nous avons pour habitude de dire, dans un souci de précisions et pour bien argumenter nos prises de décisions, que nous démontons le réveil. C’est imagé, mais c’est clair. (rire)
CC : Le propriétaire s’efface encore trop derrière l’œnologue-conseil laissant à penser que ce dernier fait seul le vin. C’est moins le cas dans les autres régions viticoles. La stratégie de production doit être collégiale. Je suis contre l’idée d’une même recette appliquée à tous, quels que soit les envies, les situations et les contextes. On retombe alors dans ces travers de la standardisation qui a peut-être lassé le consommateur. Je pense qu’il est de notre rôle de mettre la propriété au centre de la discussion et de comprendre ce qu’elle veut.
Que pensez-vous du retour en grâce de la rafle ?
CC : Nous l’utilisons déjà depuis des années. C’est un outil dans notre mallette. Son utilisation doit s’intégrer avec cohérence dans le processus d’élaboration, en fonction du profil raisin et du profil vin souhaité.
FM : C’est un intrant naturel, qui présente des avantages. Les Bourguignons l’utilisent d’ailleurs pour apporter certains caractères à leurs vins. La rafle n’est pas l’outil miracle, et ne suffit pas à elle seule à résoudre les effets du réchauffement climatique.
Comment abordez-vous la question du ré-encépagement et des cépages adaptés ?
CC : Le paysage ampélographique bordelais existant permet déjà de bien faire. N’oublions pas l’intérêt des cuvées élaborées à base des seuls Cabernet, franc ou Sauvignon, un pur régal.
FM: En effet, si on prend l’exemple du Cabernet Sauvignon, il a gagné 10 jours de maturité en 15 ans. Il n’y a plus de Cabernet Sauvignon végétal à proprement dit. Le Carménère est également bien adapté, car tardif, avec une typicité très marquée, donc intéressant pour faire des vins avec une forte identité.
Et 2024 dans tout ça ?
CC : Ce millésime permettra de renouer avec certains consommateurs. On devrait retrouver de la buvabilité et de la fraîcheur. Les tanins ne sont pas très marqués cette année. On pouvait extraire sans déséquilibrer. C’est un millésime qui arrive à point nommé. Il a demandé beaucoup de travail ! J’attends surtout de la presse qu’elle soutienne ce millésime singulier.
FM : C’est un millésime comme on en rencontrait assez régulièrement avant les années 2000. Bordeaux va ainsi proposer des vins drinkable ou plaisants à boire, et c’est une très bonne chose. Mais faire de bons vins légers n’est pas si simple, car pour être réussis à Bordeaux, les vins doivent être colorés et très aromatiques. Un gros travail de communication doit être fait pour que le consommateur pense plus à Bordeaux. Nous effectuons régulièrement des benchmarks pour des clients, et les 10 marques les plus vendues dans le monde sont des références à connaître qui s’inscrivent dans ces profils de vins sapides moins colorés.
Un millésime de technicien plus que de terroir ?
FM : Certains terroirs ont joué les trouble-fête, comme les terroirs très drainants, où il a fallu vite réagir. Donc oui, c’est un millésime technique qui demande un véritable savoir-faire.
CC : Un millésime complexe, de vignerons et de techniciens. Encore une fois, le résultat est le fruit d’un travail d’équipe.