
En son temps, dans une étude (1) qui fait toujours autorité, le géographe Henri Enjalbert avait mis tout son savoir pour démontrer le potentiel de qualité du terroir fronsadais en reliant sa morphologie à celle de Saint-Émilion. En cela, il conjurait objectivement l’injuste sort qui frappait ces vins, sanctionnés par le peu d’estime que leur portait alors le négoce bordelais. Pourtant, le passé de Fronsac a eu son heure de gloire, du moins un secteur privilégié qui forme comme une grande enclave dans son territoire et dénommé Canon-Fronsac. On repère en effet la notoriété de la « Côte de Canon » en 1816 dans le Jullien (2), source unique sur l’état de la viticulture à son époque. Par la suite, le fameux guide Féret consignera cette reconnaissance à travers ses différentes éditions, tout comme il le fera par ailleurs pour l’orientation productiviste de Fronsac, incarnée par la partie de son vignoble situé en palus, c’est-à-dire bordant les deux cours d’eau encadrant son aire : l’Isle et la Dordogne. La coexistence de ces deux types de viticulture tout au long du XIXe siècle se fera au détriment de l’image du vignoble, durablement dégradée malgré l’accès à l’AOC en 1937 de ses secteurs les mieux lotis. Et même reconnue comme tel en 1939, l’aire de Canon-Fronsac ne fit rien pour enrayer le phénomène de dépréciation. De ce fait, la situation de l’ensemble du Fronsadais ne lui attira pas plus l’estime d’un négoce omnipotent, faisant qu’il n’intégra jamais le gotha de la rive droite, Saint-Émilion et Pomerol pour ne pas les nommer. Cela eut pour effet d’unir les destinées de Fronsac et de Canon-Fronsac, qui cultivent aujourd’hui leurs différences à travers une émulation bénéfique à leur ensemble, sans esprit de sécession ni querelle de clocher.
Des affinités avec Saint-Émilion
Si le potentiel viticole du Fronsadais a été reconnu empiriquement avec un discernement qui en dit long sur les critères d’appréciation d’autrefois, Henri Enjalbert a eu le mérite de le déterminer dans une approche scientifique et comparative. Ainsi, le rapprochement qu’il a fait des topographies respectives à Fronsac et à Saint-Émilion distingue une même organisation des reliefs suivant une répartition plateau/côte/pied de côte, doublés de stratigraphies similaires. Sur un plan lithologique, leurs parties en plateaux partagent des sols de calcaires fossilifères dits à astéries (3), particulièrement qualitatifs et que l’on retrouve dans des crus classés de Saint-Émilion, et non des moindres. Quant aux secteurs en coteaux, ils se prévalent de roches tendres à faciès argileux, nommées « molasses du Fronsadais » pour qualifier leurs remarquables spécificités à l’endroit de Fronsac, vecteur majeur de l’identitéde ses vins. Quant aux pieds de côtes, ils amalgament argiles et matériaux tendres, principalement siliceux, et sont moins propices à une viticulture ambitieuse. En tout état de cause, malgré son schéma cohérent, la configuration du relief portant le vignoble présente bien des variantes par endroits, ce qui accroît d’autant les nombreuses particularités de son terroir, ne serait-ce que les combes reliant les coteaux.
L’émergence du cabernet franc
Devenu traditionnel au fil du temps, le merlot est très majoritaire dans l’encépagement total de Fronsac, avec quelque 80 % des superficies plantées. Toujours largement prisé, il constitue l’unique source de certains châteaux ; cependant, le réchauffement climatique fait que le marginal cabernet franc y suscite un intérêt croissant. J’ai remarqué ce phénomène dans des châteaux parmi les plus notoires, où la part du cépage gagne progressivement du terrain, apportant nerf et finesse à des expressions d’ordinaire riches, caractérisées par un penchant opulent lors des millésimes chauds qui n’ont pas manqué au cours de la dernière décennie. Est-on dès lors en train d’assister à une inflexion du style des Fronsac vers des vins encore mieux équilibrés qu’ils ne le sont déjà dans leur ensemble ? Le proche avenir dira encore mieux le bien-fondé d’une orientation somme toute récente chez des acteurs très en vue, alors que d’autres avaient déjà adopté le cabernet franc avec succès, dans une proportion plus que congrue dans les vins ainsi composés. Quant aux autres variétés en usage, le cabernet sauvignon et le malbec, elles restent très en retrait, pour ne pas dire confidentielles s’agissant de ce dernier, sans pour autant être de simples figurants ; les châteaux qui les emploient en font de précieux condiments pour affirmer la personnalité de leur produit.
Fronsac vs Canon-Fronsac, un débat dépassé
Outre ces remarques et réflexions sur les cépages, mon immersion récente dans le Fronsadais m’a en outre permis d’observer que la distinction entre Fronsac et Canon-Fronsac n’avait plus la résonance que l’histoire leur avait léguée. J’ai en effet plutôt ressenti une fierté réciproque à mettre en valeur son propre terroir en ayant de plus en plus recours à une viticulture responsable, et notamment en bio avec à ce jour près de 30 % des superficies converties ou en conversion à ce mode d’exploitation. Quant à la conception des vins, elle semble épouser une tendance globale à modérer les extractions et à contenir l’usage de fûts neufs pour leur élevage. Sur ce dernier aspect, on a introduit ici ou là des alternatives à la traditionnelle barrique sous forme d’amphores ou de grands contenants en chêne que sont les foudres. C’est en tous cas par de telles méthodes que les vignerons du Fronsadais cherchent à renforcer l’identité de leurs terroirs respectifs pour dépasser désormais la question de la primauté d’une appellation sur l’autre. On peut dès lors affirmer qu’à qualité égale, les différences entre Fronsac et Canon-Fronsac ne sont plus que d’ordre stylistique, celui que le terroir leur imprime doublé du savoir-faire propre à chaque auteur. Cela dit, sur la foi d’une dégustation relativement exhaustive faite dans des conditions d’un strict anonymat et avec pour référence le millésime 2020, j’ai pu déceler un supplément de grâce dans des Canon-Fronsac particulièrement achevés. Cependant, au-delà d’une analyse fine des caractères susceptibles de les différencier, l’ensemble des vins du Fronsadais partage une remarquable fraîcheur de constitution, âme véritable de leur expression et source d’un équilibre propre à satisfaire le plaisir de palais plus épicuriens qu’esthètes.
Mohamed Boudellal
Notes :
(1) Les grands vins de Saint-Émilion, Pomerol, Fronsac, Éditions Bordas-Bardi, 1983
(2) Topographie de tous les vignobles connus… par André Jullien, 1816
(3) Le calcaire à astéries est une formation géologique dont la roche renferme des débris d’étoiles de mer appelés astéries.





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