Coup de projecteur sur Édouard Vauthier, co-gérant du Château Ausone
La parole est donnée à Édouard Vauthier, co-gérant du Château Ausone et des autres propriétés familiales. Il s’exprime sur ce discret et grand cru saint-émilionnais, son ancrage dans l’histoire, les évolutions nécessaires et les changements à venir.
Parlez-moi de vous, de la famille Vauthier
La famille Vauthier est propriétaire du Château Ausone depuis la fin du XVIe siècle, et je représente la onzième génération à la tête de ce cru. Notre métier est profondément ancré dans la terre : nous sommes propriétaires, vignerons, où nous exploitons cinq crus. L'entreprise familiale est aujourd'hui dirigée par mon père, Alain Vauthier, aux côtés de deux de ses enfants, Constance et moi.
Après un BTS viticulture-œnologie au lycée agricole de Blanquefort, j'ai poursuivi mes études en école de commerce, spécialisé dans les vins et spiritueux à Bordeaux. Mon parcours m'a ensuite conduit à l'étranger pendant cinq ans, où j'ai travaillé pour un groupe asiatique d'importation et de distribution de vins et spiritueux, entre les Philippines et Shanghai. Cette expérience m'a permis d'acquérir une vision internationale du marché. Depuis 2019, je suis co-gérant des propriétés familiales, avec la responsabilité du développement.
Parlez-moi du parcours de Constance, votre sœur et co-gérante ?
Constance a un parcours assez atypique. Elle a d’abord suivi une classe préparatoire Agro/Véto avant d’intégrer l’école vétérinaire de Maisons-Alfort. Elle a ensuite exercé pendant sept ans comme docteur vétérinaire spécialisé dans l’équin.
En 2020, elle a choisi de se reconvertir, partageant son temps entre une formation en ingénierie à Bordeaux et le vignoble, où elle a fait ses premiers pas lors des vendanges. Depuis 2021, elle a la charge de l’administratif, des aspects juridiques, ainsi que de la restructuration, des travaux et du pôle Recherche & Développement, qui avait été un peu mis en pause le temps d’organiser la transmission. Son regard scientifique, sa rigueur et son amour du vivant apportent une nouvelle dynamique pour encore améliorer nos vins.
Depuis 2023, nous partageons toujours toutes les décisions techniques et opérationnelles, à la vigne comme au chai avec nos équipes.
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Quelle importance accordez-vous à la R&D ?
La recherche et le développement font partie intégrante du métier de vigneron depuis des millénaires. Les paysans ont toujours sélectionné les individus végétaux les plus productifs, les plus qualitatifs ou les plus résistants. Aujourd’hui, les avancées scientifiques nous permettent d’aller encore plus loin dans cette compréhension.
Par exemple, nous étudions notre matériel végétal en sélectionnant des clones de Cabernet franc et de Merlot, mais avec des outils plus précis, comme l’analyse génétique ou le suivi phénologique. Bien sûr, notre principal critère de choix reste très personnel et empirique : l’observation globale du pied, la dégustation du raisin et surtout celle du vin. L’objectif est d’identifier les individus qui offrent un bon équilibre feuille-fruit et qui permettront d’obtenir des raisins d’exception, aussi bien pour aujourd’hui que pour les générations futures.
Avec Constance, nous avons relancé ce travail de sélection, en recherchant des individus qui présentent moins de sucre, un peu plus d’acidité, mais toujours autant d’harmonie. Et si, en plus, ils offrent des atouts comme un débourrement plus tardif ou une meilleure résistance au mildiou, c’est l’idéal ! C’est ça, la R&D : identifier les défis, se poser les bonnes questions et y apporter des solutions. Et c’est véritablement passionnant.
À Bordeaux, nous avons la chance de pouvoir compter sur une communauté scientifique solide. D’ailleurs, ces recherches ne se limitent pas à nos vignobles, et je me réjouis de voir que de nombreux vignerons s’y investissent aussi. Cette quête de nouveaux clones est essentielle pour s’adapter au changement climatique et continuer à produire des vins que l’on aime... et qui, disons-le, on espère meilleurs que les autres ! (rire)
Nous partageons bien sûr le fruit de nos recherches, notamment sur la lutte contre le gel ou la gestion de l’eau. Nous menons aussi plusieurs essais pour mieux lutter contre le mildiou, en testant des techniques de pulvérisation et de traitement toujours plus performantes, ce qui est d’autant plus crucial en bio. Enfin, nous analysons et dégustons énormément pour affiner chaque étape de la vinification, que ce soit sur le traitement des presses, la gestion des jus de goutte ou l’extraction en fin de fermentation alcoolique sous marc immergé.
Vous l’aurez compris, la R&D est essentielle, non seulement pour garantir la qualité constante de nos vins, mais aussi pour transmettre un vignoble sain, entretenu par des techniques éprouvées et validées.
Comment caractérisez-vous l’esprit Ausone ?
L’esprit Ausone, c’est avant tout l’héritage de onze générations de savoir-faire, appliqué avec la même exigence sur l’ensemble de nos crus. Que ce soit Châteaux Simard, Haut-Simard, Moulin Saint-Georges, Fonbel, La Clotte ou bien sûr Château Ausone, nous portons à chacun d’eux la même attention, avec une philosophie commune. Une seule équipe, une seule culture, une même agriculture… un même esprit pour une signature unique.
Mais l’esprit Ausone, c’est aussi une certaine discrétion, cultivée depuis trois générations. Ici, pas de mise en scène ni d’effet de mode : notre priorité reste notre métier, nos vignes et nos vins. J’assume pleinement cette approche loin du clinquant. Ce que j’aime, c’est voir la mousse s’installer sur les façades au nord, ou l’herbe apparaître spontanément entre les rangs de vigne. Elle ne nuit en rien à la qualité des vins au contraire, dans certains millésimes ou certaines parcelles, elle peut même nous être précieuse.
Cette qualité exceptionnelle est le fruit d’un écosystème préservé et choyé, mais aussi d’une valeur essentielle transmise par nos parents : le goût de l’effort.
Qu’est-ce qui confère à Ausone son statut de cru intemporel ?
La qualité des sols d’Ausone reste immuablement identique, là où la plantation, la culture et la vinification évoluent et progressent. C’est une question difficile, car elle implique des choix et des changements constants. Pourtant, nous sommes profondément attachés à l’idée de préserver un héritage séculaire. À ce titre, certains repères restent inchangés, comme l’étiquette ou l’élevage en carrière, qui perdurent depuis plus d’un siècle. Il me semble que l’âme d’Ausone se perpétue dans un bel équilibre entre tradition et adaptation.
Revenons à l’actualité : selon vous, à quand remonte le désamour pour les vins de Bordeaux ?
Il faut parler du système des Primeurs, qui reste notre principal mode de distribution. Les choses se sont compliquées, voire dégradées, à partir du moment où un trop grand nombre de crus ont intégré ce système. Dans les années 1970, une quarantaine de châteaux participaient aux Primeurs ; en 2010, ils étaient plus de 300. L’offre est devenue trop importante pour que le système fonctionne correctement et que les négociants puissent réellement apporter de la valeur ajoutée aux vins. Beaucoup n’ont plus eu le temps ou l’envie de raconter l’histoire de chaque cru, ce qui a, peu à peu, éloigné les consommateurs et donc les importateurs. Le dialogue s’est perdu, et avec lui, l’intérêt pour Bordeaux.
Un autre facteur a été l’augmentation massive des volumes chez certains producteurs, qui sont passés de 10 000 à 100 000 bouteilles en moins de vingt ans, rendant l’absorption par le marché plus difficile. Enfin, les seconds vins ou sous-marques ont, à mon sens, desservi Bordeaux dans certains cas, en brouillant la perception des grands vins. Notre père s’est toujours opposé à ce type de seconds vins lorsqu’ils utilisaient le nom du cru sans provenir du terroir historique de la propriété.
Quid des Primeurs dans ce contexte ?
Je suis totalement en faveur de leur maintien. Avec ma sœur, nous sommes vignerons, et chacun a son métier : les négociants sont des commerçants. Notre rôle est de leur expliquer nos vins, mais c’est à eux d’apporter le service et la réactivité que nous, en tant que vignerons, ne pouvons pas toujours assurer. Comme le disait notre père : « Moi, je sais faire du vin, les négociants savent le vendre. »
Aujourd’hui, le marché s’autorégule et, même si la phase est douloureuse, il assainira sûrement le système des Primeurs en le recentrant.
Et le négoce dans tout ça ?
Le négoce reste avant tout une organisation commerciale très efficace. La concentration des crus disponibles a engendré une perte d’efficacité dans leur communication et leur relation avec certains importateurs.
Le négoce avait trop de crus à vendre et a oublié de faire du porte-à-porte avec un bon narratif. Il doit se réinventer et revenir voir ses clients en face to face. Un bon commercial sera plus efficace avec 200 références qu’avec 1000 ! Il y a eu une forte décorrélation, un découplage certain entre le marché, le négoce et les propriétés – ou les châtelains comme je déteste qu’on nous appelle (rire).