Coup de projecteur sur Denis Chazarain : « Bordeaux doit faire des vins qui plaisent aux consommateurs ! On peut ériger cela en adage ! »
Féret part à la rencontre de Denis Chazarain, co-gérant des Châteaux Larteau (Bordeaux supérieur), Clos Bel-Air (Pomerol), Tour Saint-Pierre (Saint-Émilion Grand Cru) et Sénilhac (Cru Bourgeois, Haut-Médoc).
Pierre-Yves Rigaux et Denis Chazarain ont fait l’acquisition du Château Larteau (Bordeaux supérieur), du Clos Bel-Air (Pomerol), du Château Tour Saint-Pierre (Saint-Émilion Grand Cru) et du Château Sénilhac (Cru Bourgeois, Haut-Médoc). Denis Chazarain raconte ce qui les distingue, revient pour Féret sur son intention de remettre Bordeaux et son histoire presque éternelle, au cœur de toutes les attentions.
Racontez-nous comment s'est passée l'acquisition de vos propriétés ?
C’est mon ami Pierre-Yves Rigaux qui est l’investisseur dans cette histoire! Nous avons travaillé ensemble dans le milieu pétrolier. Par la suite, Pierre-Yves a endossé des responsabilités dans le milieu bancaire et du trading essentiellement en Asie. Après une carrière dans le pétrole, j’ai également été actif dans le milieu bancaire. Pierre-Yves n’avait pas d’expérience dans le vin alors que j’en avais connu une avec ma participation dans le Médoc au Château du Cartillon, géré par Grand Chais de France. J’ai également investi en Côte-Rôtie et en Corton Grand Cru il y a quelques années. C’est Pierre-Yves Rigaux qui a eu l’opportunité de racheter ce vignoble bordelais suite à la défaillance des détenteurs chinois, basés à Hong-Kong. Connaissant mon attachement à ce secteur, il m’a demandé de le rejoindre dans cette aventure. Clos Bel Air à Pomerol, les châteaux Tour Saint-Pierre en Saint-Émilion Grand Cru, Sénilhac, Cru Bourgeois en Haut-Médoc et Larteau en Bordeaux supérieur ont été rachetés le 31 août 2022. Quatre châteaux dont je m’occupe directement.
Comment caractériseriez-vous ces différents châteaux ?
Le projet est global et les quatre propriétés sont gérées ensemble par le même personnel. Je commencerai par parler du Clos Bel Air à Pomerol, typique pour cette appellation qu’on ne présente plus. C’est une petite propriété de 2,5 hectares au nord de Libourne. On peut parler d’un Pomerol de garage ! On ouvre d’ailleurs la porte du garage pour accéder au chai (rire). Cette dernière a longtemps appartenu à une vieille famille libournaise avant d’être reprise en 2016 par des Chinois pour des raisons d’héritage et de coût de succession, comme dans beaucoup de cas. On est ici sur un pur Merlot très typique de l’AOC, assez fin, profond et très équilibré. La vinification est intégrale, suivie d’un élevage en barriques de 12 mois. Le Château Tour Saint-Pierre en Saint-Émilion Grand Cru fait désormais 13 hectares contre 11,5 lorsque nous l’avons racheté. Les vignes sont situées à la descente du plateau de Saint-Émilion en direction de Montagne. Cette propriété, mitoyenne des châteaux Dassault et Larmande, date du 18e siècle. Elle a appartenu à l’ancien maire de Libourne, dont les héritiers ont dû la revendre à des Chinois pour les mêmes raisons de succession en 2016. On est sur un terroir et une configuration pédologique assez proche du Château Dassault. Les vins sont à dominante Merlot avec également du Cabernet franc et la volonté d’incorporer du Malbec au cru dans les années à venir. Le chai a été complètement refait. Le Château Sénilhac sur la rive gauche est un Cru Bourgeois de Saint-Seurin de Cadourne à quelques kilomètres de Saint-Estèphe et du Château Sociando-Mallet. C’est une belle maison bourgeoise typique du Médoc située en haut de la grave de Saint-Seurin avec vue sur la Gironde, sertie d’un beau parc d’une vingtaine d’hectares de forêt. La propriété est constituée de 25 hectares de vignes. Le Cabernet Sauvignon domine, accompagné de Merlot, de Cabernet franc et de Petit Verdot. J’ajoute que nous avons planté trois hectares de Sauvignon blanc et gris. Le Château Larteau, au sud de Libourne à Arveyres, fait 13 hectares en tout dont 10 hectares plantés et deux hectares de parc. Il s’agit d’un château élégant du 18e siècle, construit par François de Belcier, chevalier, seigneur du Crain, baron d’Arès, dont la famille possédait vraisemblablement ces terres dès le 17e siècle. Le château est situé aux abords de la Dordogne. C’est un Bordeaux supérieur de palus typique de cette région. On l’a un peu oublié, mais on produisait dans les palus des vins assez riches, principalement destinés à l’exportation en raison de leur capacité de vieillissement, tandis que les vins de graves étaient plutôt réservés à une consommation locale. La hiérarchie était alors inversée (rire). Le Merlot domine ici à 80 % pour 20 % de Cabernet franc.
J’ajoute que nous profitons du réel attrait touristique de Larteau avec d’une part, la bâtisse du 18e siècle et d’autre part, sa facilité d’accès, à proximité de l’A89 et à une vingtaine de minutes de Bordeaux. Il y a six chambres – qui ne se louent pas individuellement –, de grands espaces de réception et l’ancien chai à barriques transformé en salle de séminaire ou de mariage. Nous avons fait de Larteau un véritable centre événementiel qui fonctionne aujourd’hui très bien auprès des entreprises en particulier.
Parlez-nous de la gamme singulière de vins élaborée à Larteau.
À Larteau, nous avons décidé d’innover en élaborant en particulier un blanc de Merlot. Le Blanc de Nuit a inauguré la gamme des cuvées de « nuit » avec l’arrivée récente également de Bulles de Nuit, un effervescent blanc réalisé à base de Merlot ! Nous avons également créé un Rouge de Nuit, cette fois-ci en vin de France. Un rouge léger avec un degré en alcool un peu moindre. Cette déclinaison de la gamme des vins de nuit est toujours réalisée à partir de la même vigne et des mêmes Merlots.
Larteau reste une zone d’expérimentation, si je vous comprends bien ?
Oui, l’idée est d’innover sans rompre avec la tradition du terroir de Larteau et en conservant les cépages indigènes. Il était hors de question d’importer du Mourvèdre ou de la Syrah, de créer un vin de marque totalement désincarné, déconnecté de Bordeaux et sans identité. Il me semble que cette innovation trouve son point d’orgue avec notre effervescent élaboré à partir de Merlot noir. Nous devons être presque les seuls à en faire. Il est élaboré en vin de France parce que les appellations d’origine contrôlée ont certaines rigidités parfois préjudiciables à l’innovation et à la volonté de répondre aux demandes du marché. Nos vins sont parfaitement traçables.
Une réponse à la crise ?
Oui sûrement. Peut-être que la crise vient de ce que certains châteaux sont restés dans le confort de ce qui a fait la gloire de Bordeaux, alors que la gloire est transitoire par définition. On doit se souvenir qu’il y a eu de nombreux changements à Bordeaux, comme le prouve l’histoire des vins de palus dont le nom a disparu, du Clairet ou encore la présence importante de Malbec jusqu’à il y a peu encore. Bordeaux a oublié qu’il avait changé à de nombreuses reprises. Son histoire est faite de cycles et de changements, tout en restant — et c’est important — toujours du Bordeaux. La filière l’a un peu perdu de vue ces dernières années. J’aime bien rappeler que les vins de Bordeaux étaient fameux au Moyen Âge, bien avant l’instauration des AOC qui ont bien souvent, il faut le dire, gelé et figé les choses.
Quand vous pensez Bordeaux, vous pensez à quel Bordeaux ?
Bordeaux doit faire des vins qui plaisent aux consommateurs! On peut ériger cela en adage! Pour répondre à votre question plus précisément, je dirais que ce qui caractérise avant tout les Bordeaux c’est l’équilibre, à l’image de son climat, ni trop chaud ni trop froid, et de sa lumière douce. Cet équilibre fut un temps mis à mal par l’usage ostentatoire du bois. Lorsque vous voulez de la puissance, vous allez à Vacqueyras et vous trouvez de la légèreté en Moselle. Bordeaux est sûrement quelque part entre les deux (rire). Si Bordeaux est caractérisé par son équilibre climatique, il l’est également par sa profondeur technique à nulle autre pareille. Vous ne retrouvez pas forcément cette expertise, ce savoir-faire dans toutes les autres régions viticoles.