
De Pomerol à Vin de France
La récente décision de ce très respectable château de Pomerol a fait les choux gras des médias spécialisés, mais pas uniquement, s’agissant de sa sortie des rangs de l’AOC pour rejoindre la catégorie supposée humble des Vins de France. Il faut dire que la nouvelle avait de quoi surprendre, Château Lafleur bénéficiant d’une très haute estime au sein d’une appellation dépourvue de tout classement formel et dont l’élite le doit à son seul mérite. Le paradoxe de cette situation vient de ce qu’une propriété aussi bien nantie ait choisi de quitter une « zone de confort » pour un statut a priori si peu valorisant en regard de sa notoriété. En cela, il faut savoir que la dénomination Vin de France, qui s’applique à des vins ne pouvant se revendiquer d’une quelconque origine géographique, est également perçue comme un refuge pour des vins hors normes, dans le sens le plus élevé de l’expression. C’est évidemment sous cet angle qu’il faut voir la résolution de ses vignerons, Julie et Baptiste Guinaudeau, de prendre leur liberté vis-à-vis de la réglementation de l’AOC Pomerol pour tirer la sonnette d’alarme face aux manifestations de plus en plus criantes du changement climatique affectant la vigne.
L’indubitable changement climatique
C’est par deux communiqués très explicites, publiés respectivement le 24 et le 26 août que la famille Guinaudeau a annoncé officiellement sa décision définitive de renoncer aux appellations d’origine Pomerol et Bordeaux pour l’ensemble de ses vins à partir de la récolte 2025. Il faut en effet savoir qu’elle possède également une propriété produisant en AOC Bordeaux, Château Grand Village. Son entière production sera donc désormais déclarée en Vin de France car la famille Guinaudeau n'a pas d’autre alternative pour ce repli. Dans ses annonces, elle déclare sans ambages que le changement climatique constitue l’unique motif de sa décision, en citant pour témoins les millésimes avant-coureurs de son revirement. Ainsi, à partir de 2003, premier jalon significatif, mais encore isolé, de ce changement, son propos souligne ceux qui l'en ont alertée à des degrés divers, pour insister sur 2019, 2022 et enfin 2025. On y apprend par ailleurs qu’à partir de l’année 2010, les contraintes climatiques sur la vigne ont amené ses vignerons à une réflexion sur sa conduite, accompagnée d’expérimentions destinées à répondre au dérèglement ayant caractérisé les saisons des millésimes récents et très probablement ceux à venir. Par une pluviométrie très déficiente, ajoutée à une permanence des chaleurs, doublées d’épisodes de canicules, 2025 a été un point de non-retour, les contraignant à mettre en œuvre des méthodes hors des dispositions prévues dans le cahier des charges de l’AOC en question. Et c’est à ce prix qu’ils ont pu s’assurer d’une vendange digne de la réputation d’excellence qui engage le nom de Lafleur.
Conduire autrement la vigne
Avec une hauteur de vue mettant en perspective l’évolution du vignoble bordelais depuis le phylloxéra, Baptiste Guinaudeau m’a livré le protocole de conduite de ses vignes, initié à l’occasion du millésime 2025. Préalablement à la présentation de ses actions concrètes, il a mis l’accent sur ce qui en détermine désormais l’approche, à savoir des années où le dérèglement des saisons s’est traduit par un radoucissement évident des hivers, accentuant ainsi la précocité des cycles de la vigne. Pour anticiper ce rythme hâtif, il a instauré de nouvelles pratiques parmi lesquelles la gestion du feuillage n’est pas la moindre, s’agissant de protéger les grappes des excès de chaleur et d’ensoleillement. Dans cette considération, il met à mal le systématisme qui régit sa hauteur, pourtant largement admis et usité, en lui substituant une méthode basée sur le critère du fruit et non sur une configuration des plantations. Dans la recherche d’un bon ratio feuille/fruit, il réduit d’autant la hauteur du feuillage héritée des précédentes pratiques. Il veille de surcroît à protéger au mieux les baies du rayonnement solaire en étoffant la végétation qui les encadre, tout en y ménageant des espaces pour favoriser la circulation de l’air autour des grappes. Ces soins attentifs, qu’il nomme « fignolage », à juste titre, sont l’œuvre d’une équipe aguerrie et impliquée dans le travail de la vigne tout au long de l’année, et partie prenante dans les vinifications.

Pallier la sécheresse
L’autre impact majeur du changement climatique est le manque d’eau, aggravé par une pluviométrie erratique, survenant par à-coups et déficiente durant de longues périodes, ce que le schéma de l’année 2025 illustre parfaitement. À ce constat, le vigneron ajoute que les grands sols se caractérisent par des réserves d’eau modérées, d’où leur sensibilité aux déficits hydriques qui se sont affirmés au fil de ces dernières années. Pour pallier ce problème qui concerne de près le terroir de Lafleur, il associe le travail du sol à celui d’une irrigation ménagée pour constituer ce qu’il nomme un « plancher hydrique ». En effet, opposé à l’alimentation de la vigne par le système du goutte-à-goutte, qui tend à créer une dépendance de la plante à ce régime, il opte pour un approvisionnement raisonné et très ponctuel. Ainsi que le prône sa propre méthode, singulière s’il en est, l’eau est introduite dans le sol à même les racines en le fissurant par un dispositif similaire à celui qu’il utilise pour travailler sa partie affleurante. On évite de la sorte le phénomène de cavitation, autrement dit la constitution de poches d’air dues à la sécheresse et préjudiciables à l’alimentation de la plante tout comme à la biologie des sols. Et c’est en prenant de telles mesures que les raisins du millésime finissant sont parvenus jusqu’à leur vendange dans un excellent état sanitaire et doués d’un potentiel pour le moins prometteur, tout en recelant un degré alcoolique mesuré eu égard à une année chaude.
Une posture d’apôtre…
Ainsi exposé par Baptiste Guinaudeau, le choix hardi de Château Lafleur en appelle à une prise de conscience vis-à-vis de ce que son vigneron n’hésite pas à qualifier de catastrophe annoncée. Cependant, son attitude ne relève pas d’une rébellion contre le système des AOC qu’il ne condamne aucunement, louant même son rôle majeur et bénéfique en d’autres temps. Même s’il ne se considère pas comme un lanceur d’alerte stricto sensu, sa prise de position y confine, surtout qu’elle est assortie de recommandations d’ordre pratique, fondées sur sa propre expérience et qu’il divulgue à qui veut l’entendre. Pensée pour répondre au changement climatique, cette viticulture ne remet toutefois pas en cause un acquis ayant valeur de patrimoine, celui des cépages. Elle perpétue ainsi son attachement aux variétés à l’origine de la grandeur de ses vins, malgré une nature de moins en moins « conciliante ».
Mohamed Boudellal





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